Daniel Pennac est un auteur malicieux, vraiment malin. Sa truculence transparait dans ses textes, même si l’on voit parfaitement, dès les premières pages où il veut nous mener. Petite, en 4e, notre prof de français nous avait demandé de lire Au bonheur des ogres et, malgré la vivacité de son écriture, je n’avais pas adhéré à son histoire qui me semblait farfelue. Je n’ai guère eu l’occasion de relire ses romans, excepté de temps à autre quand un élève m’assure que L’œil du loup et Cabot-Caboche sont de vrais bijoux. Et je me réjouis donc d’un auteur qui donne envie à de nombreux enfants réfractaires à la lecture de dévorer ses histoires.
La sortie de Journal d’un corps ces dernières semaines fut un véritable événement dans le paysage littéraire. Nombre de journalistes ont loué son audace : Pennac aurait eu l’incroyable idée d’imaginer le journal intime d’un corps. Le narrateur, au soir de sa vie, lègue à sa fille le journal de son corps qu’il a tenu depuis l’âge de 13 ans jusqu’à son dernier souffle, 87 ans. Il faut évidemment louer la prouesse de Pennac qui développe son projet d’analyse du corps masculin sur toute une vie, en évoquant les plaisirs comme les blessures, la jouissance comme la souffrance. Le narrateur parle librement de son corps, de son épanouissement puis de sa déchéance, des réactions physiques qu’il éprouve devant tel ou tel phénomène. Les grandes étapes de son existence (sa rencontre avec son épouse, l’arrivée de ses enfants, etc.) sont racontées mais à chaque fois, c’est à travers le prisme des réactions corporelles : ses relations ou discussion avec ses enfants ont trait au corps, il en est de même avec sa femme. La psychologie n’a pas sa place dans ce journal. Le texte prend une ampleur de plus en plus importante au fil des pages. La période adolescente m’a plutôt laissé de marbre (j’avais de loin préféré la description des premiers émois sexuels de portnoy et son complexe de Philip Roth) alors que je me suis passionnée pour la période déclinante.
Tintoret, Portrait d'un homme âgé tenant un mouchoir, 1570-1575, Le Louvre, Paris.
On nous présente le Journal d’un corps comme une première, ce qui n’est pas tout à fait juste. Souvenons-nous des Essais de Montaigne. Son journal est non seulement celui de l’esprit mais aussi celui du corps. L’auteur parle lui aussi sans tabou du corps, de ses jouissances comme de ses nombreux désagréments. Il va jusqu’à dire qu’il est incapable de penser sans marcher. Pour expliquer la relativité des lois et des coutumes d’un pays à l’autre ou d’une époque à l’autre, il n’hésite pas à prendre des exemples concrets relatifs au corps. Prenons par exemple, l’usage du mouchoir : « Un gentilhomme français se mouchait toujours de sa main (chose très ennemie de notre usage) défendant là-dessus son fait ; et était fameux en bonnes rencontres. Il me demanda, quel privilège avait ce sale excrément, que nous allassions lui apprêtant un beau linge délicat à le recevoir ; et puis, qui plus est, à l’empaqueter et serrer soigneusement sur nous. Que cela devait faire plus de mal au cœur, que de le voir verser où que ce fût : comme nous faisons toutes nos autres ordures. Je trouvai, qu’il ne parlait pas du tout sans raison : et m’avait la coutume ôté l’apercevance de cette étrangeté, laquelle pourtant nous trouvons si hideuse, quand elle est récitée d’un autre pays. ». (Essais, livre premier, chapitre XXII, « De la coutume, et de ne changer aisément une loi reçue). J'ai voulu aussi chercher des représentations picturales d'homme se mouchant et je n'ai guère trouvé que cet intrigant tableau du Tintoret représentant "Un homme âgé tenant un mouchoir". Dans ce tableau sans concession, le peintre nous montre la réalité de la déchéance humaine : l'homme est quasi chauve, la barbe longue et les rides bien nettes. Le Tintoret nous invite, à travers la présence de ce mouchoir et de ce corps usé, à regarder la décadence humaine et à l'accepter.
On pourra me répliquer avec raison que Montaigne se servait des phénomènes corporels et de notre rapport au corps et à l’hygiène pour justifier un raisonnement, pour faire réfléchir son lecteur à la relativité des lois et des pratiques, pour changer son regard par rapport à l’autre, ce qui n’est pas le projet de Pennac. Dans Journal d’un corps, il n’est pas question d’exposer une thèse. Le narrateur veut simplement témoigner de l’évolution de son corps. Ce qui, soulignons-le encore une fois, est un bel exercice de style.
Annie Ernaux et Marc Marie, L'Usage de la photo, Gallimard, 2005
Un autre livre expérimental m’avait beaucoup marqué car il poussait très loin la présence/absence du corps, à la limite de la décence : L’Usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie. Ce journal intime écrit à quatre mains et illustré de photos remonte à l’année 2005. Dans ce journal, les amants ont eu l’idée de photographier leur vie sexuelle mais au lieu de montrer leurs corps nus, ce sont les vêtements et lingeries fines qui nous sont offerts. C’est ainsi au lecteur de recomposer les scènes d’amour. En revanche, les textes d’Annie Ernaux semblent dire le contraire de ce plaisir érotique évoqué par ces vêtements. Sans pudeur ni détour, elle raconte son corps malade, son cancer : « Quand cette photo a été prise, j'ai le sein droit et le sillon mammaire bruni, brûlé par le cobalt, avec des croix bleues et des traits rouges dessinés sur la peau pour déterminer précisément la zone et les points à irradier. [...] je dois porter durant cinq jours d'affilée, même la nuit une espèce de harnachement : j'ai autour de la taille, une ceinture et un sac banane renfermant une bouteille de plastique en forme de biberon qui contient les produits de chimio. De la bouteille part un mince cordon de plastique transparent, qui me monte entre les seins jusque sous la clavicule, s'achève par une aiguille plantée dans le cathéter, masquée par un pansement. Des bouts de sparadrap maintiennent le cordon contre la peau dont la chaleur fait monter et s'écouler les produits dans mes veines. À cause du sac devant mon ventre je ne peux pas fermer ma veste ou mon manteau et j'ai du mal à cacher le fil qui sort et passe sous mon pull. Quand je suis nue, avec ma ceinture de cuir, ma fiole toxique, mes marquages de toutes les couleurs et le fil courant sur mon torse, je ressemble à une créature extraterrestre. [...] Pendant des mois mon corps a été un théâtre d'opérations violentes. »
Le corps est un magnifique sujet littéraire qui nous en apprend autant sur lui que sur notre esprit. Et si Journal d’un corps de Pennac est un bel exercice de style, son roman s’inscrit dans une tradition littéraire qui a largement déjà exploré ce corps si fascinant que notre société moderne ne cherche de cacher tout en l’exhibant.